L’hypocrisie de la société Québécoise face à ses immigrants: Le cas d’études des chauffeurs Haïtiens

History May 28, 2023
Carifiesta 2011 (via user Skeezix1000 on Wikimedia Commons)

Après la prise de pouvoir de François Duvalier et sa mise en place d’un régime autoritaire, on constate qu’une partie non-négligeable de la population haïtienne cherche à quitter l'île d’Hispaniola et se répartit dans un certain nombre de villes concentrées où la diaspora est déjà implantée telles que: Miami, New York, Paris et Montréal. Le cas de Montréal se place dans un contexte spécial où Montréal a été un choix logique grâce à l’attrait de la langue comme vecteur d'intégration. De plus, il ne faut pas oublier que le Canada adopte le système d’immigration à point en 1967. En se basant sur des critères autre que l’ethnicité, on observe une ouverture des vannes de l’immigration des pays du Sud vers le Canada.

Or, les immigrants Haïtiens de Montréal se retrouvent pris au piège entre deux sociétés qui les rejettent. D’un côté, la société haïtienne a évolué et ils ne sont plus considérés comme suffisamment “Haïtiens” par leurs pairs de part de leur immigration qui peut être vue comme une trahison (Sara Del Rossi, 2020). De l’autre, la société québécoise, malgré son discours d’ouverture qui prône l'intégration par la langue française et le travail, ne parvient pas à accepter leur identité et conditions. L’ironie du sort est que le rejet de la société québécoise à accepter l'identité des immigrants haïtiens retarde leur intégration au sein du Québec.

Ainsi, on constate que le cas du racisme envers les Haïtiens dans l’industrie du taxi démontre que, malgré le fait qu’ils remplissent tous les critères des différentes agences d’immigration, tels que le fait d’être francophone ou travailleur, ainsi que de d’obtenir suffisamment de points pour immigrer les Québécois d’origine haïtienne sont rejetés par les institutions coloniales de la société québécoise.

Dans un premier temps, on étudiera le contexte historique spécifique au Québec et à Haïti ainsi que les milieux socio-économiques des diverses vagues d’immigration Haïtienne. Dans un deuxième temps, nous analyserons la situation difficile dans laquelle les Québécois d’origine haïtienne se retrouvent, de par leur intersectionnalité, pris au piège entre deux sociétés qui les rejettent. Dans un dernier temps, on observera la réaction de la société québécoise à la crise des Taxis Haïtiens et les diverses réactions d’organismes publics, des médias et de la société ainsi que leur évolution depuis les années 1980.

Contexte historique des vagues d’immigration haïtienne à Montréal

Afin de comprendre la situation dans laquelle se trouve la communauté haïtienne à Montréal, il est primordial d'établir le contexte historique et de comprendre qu’il n’existe non pas une communauté haïtienne homogène, mais plusieurs différents groupes qui interagissent ensemble et dont les membres se recoupent en fonction des occasions. Dans le cas de cette dissertation, je me focalise sur l’immigration haïtienne à Montréal depuis les années 1960 jusqu’en 1990.

La première vague importante d’immigration haïtienne à Montréal remonte aux années 1960 après la montée au pouvoir du dictateur François Duvalier en 1957 (Rochat, Désirée, 2022). Appuyé par les Etats-Unis et la France, ce dernier instaure un régime répressif qui mène à plusieurs vagues d'émigration. La première s’installe dans des villes refuges pour la diaspora Haïtienne, ou cette dernière retrouve des liens culturels et économiques qui la lient avec Haïti. En effet, la diaspora haïtienne se mobilise à travers les frontières transnationales grâce à ses différents liens dans les villes clé de Miami, New York, Paris et Montréal (Rochat, Désirée, 2022). Le réseau culturel et politique entre ces villes est extrêmement important afin de comprendre les enjeux et les raisons pour lesquelles les Haïtiens décident d’immigrer à Montréal. Effectivement, elle explique pourquoi 94,7% de la communauté haïtienne est établie à Montréal (Gerardo Silva, 2017). Depuis 1969, Haïti fait partie des 10 pays qui ont le plus d'immigrés au Québec, la diaspora Haïtienne comptant pour plus de la moitié des résidents noirs de la Belle Province (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011).

La première vague d'immigrés représente surtout les strates de la société haïtienne les plus éduquées et venant de milieux socio-économiques privilégiés (Sara Del Rossi, 2020). On peut ainsi dresser un portrait de l'intersectionnalité de cette communauté haïtienne issue de la première vague d'exilés. Ces derniers sont des activistes politiques, bien éduqués, ayant une bonne connaissance du français et exerçant des métiers libéraux à une période où le Canada traverse une grave pénurie de main d'œuvre qualifiée. On peut ainsi constater que cette première communauté haïtienne fait face à moins de barrières à l'entrée pour s'intégrer dans la société québécoise (Sara Del Rossi, 2020).

Or, il est important de noter que, malgré le statut socio-économique de cette communauté, elle n’en est pas moins victime de racisme anti-noir (Sean Mills, 2016). Cette communauté est composée d’un grand poids artistique et intellectuel, leur activisme politique se reflète dans leur engagement dans la communauté haïtienne, mais aussi dans la lutte des Québécois pour une société interculturelle. En effet, cette première vague d’intellectuels a les outils et la capacité de faire des rapprochements et parallèles entre la cause des Canadiens-Français qui est en train de s'opérer dans la Révolution Tranquille et celle de la communauté noire et haïtienne (Sara Del Rossi, 2020). Alors que le recours aux métaphores raciales n’est pas nouvelle, son recours se popularise dans les années 1960 notamment avec la parution de l’œuvre de Pierre Vallière “N****s Blancs d'Amérique.”

Néanmoins, nous ne pouvons pas savoir si cette œuvre spécifique a eu un effet substantiel et aurait influencé la décision d’immigrer à Montréal au lieu des autres villes de la communauté transnationale haïtienne (Miami, NYC, Paris). Or, le parallèle entre les deux luttes démontre une compréhension de la question nationale et de l'identité québécoise de la part de la communauté intellectuelle haïtienne issue de l’exil politique. On retrouve cet activisme politique dans les organisations communautaires tel que la “Maison D’Haïti” qui est un haut lieu du militantisme autant pour le nationalisme québécois que pour dénoncer la dictature de Duvalier et le racisme anti-noir (Rochat, Désirée, 2022).

La deuxième vague d’immigration haïtienne arrive à Montréal à partir des années 1970 lorsque la répression Duvalière se durcit. L’autre variable qui mène à une nouvelle vague d’immigration est le changement des lois d’immigration du Canada avec un nouveau modèle qui prône le multiculturalisme et la création d’un “État sans races.” (Gerardo Silva, 2017). Ces évolutions changent la donne et attirent une toute nouvelle population haïtienne qui était jusqu’ici reléguée au second plan. En général, cette population immigrante est l'opposée de la première vague, elle est d’origine populaire et peu éduquée.

De plus, étant majoritairement moins aisée que la première vague, cette nouvelle population parle majoritairement le créole et sa connaissance du français est limitée, entravant son intégration dans la société québécoise. Une partie non négligeable de cette vague d’immigration vient du rapatriement familial (Gerardo Silva, 2017).

Il est aussi important de noter que cette nouvelle vague d’immigration est fortement attachée à la foi catholique étant donné que l'église représente un lieu de rassemblement et d'échange. De par leur rejet de la politique, cette communauté d’origine populaire exerce une méfiance des intellectuels de la première vague. En effet, ce rejet s’explique par le fait qu’une grande partie de cette immigration n’est pas ou bien peu politisée et ne participe pas autant dans la vie politique québécoise (Sara Del Rossi, 2020).  Au Québec, cette deuxième population est vue d’un œil méfiant, car, de par son origine socio-économique, elle est considérée comme une menace aux emplois peu qualifiés historiquement tenus par les “Québécois de souche” pour ainsi dire les québécois d’ascendance blanche, catholiques et prolétaires (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011).

Depuis les années 1980, on constate l'émergence d’une troisième communauté haïtienne à Montréal. Cette dernière n’est pas issue de l’immigration, elle a été éduquée au Québec et a grandi en parlant le français. Cette nouvelle génération entretient un différend par rapport au “pays natal” qu’est Haïti avec un attachement communautaire qui est double. Ce tiraillement identitaire est d’autant plus renforcé qu’ils s’identifient plus souvent comme montréalais et non québécois (Sara Del Rossi, 2020). Une partie non négligeable des aînés de la communauté haïtienne voient la nouvelle génération d’un mauvais œil, considérant qu’elle rejette ses racines. En effet, cette communauté a délaissé le créole qui est souvent vu comme un poids qui ralentit leur intégration socio-économique. En effet, le créole est associé aux classes populaires peu éduquées tandis que le Français jouit d’un statut de langue “académique.” De plus, la nouvelle génération s’identifie plus avec la communauté noire au sens large qu'à une identité spécifiquement haïtienne (Sean Mills, 2016).

Entre exil et rejet : le cas de la communauté Haïtienne à Montréal

Le tiraillement culturel n’est pas propre à la troisième communauté haïtienne. Cette complication grandissante du traitement de la différence culturelle est vécue par ces trois communautés. Connaissant les contextes historiques de ces trois principales communautés haïtiennes, on peut en conclure trois différentes sortes. Le premier serait le rejet de la culture et société québécoise qui serait considérée comme étant incompatible avec l'identité haïtienne. Le second serait la préservation de l'identité première et l’ouverture à la culture québécoise. La troisième possibilité est l’assimilation, dans quel cas les contacts positifs avec la culture québécoise s'opèrent au détriment de la culture première (Richard Clément, 1991). Chacune des trois communautés a connu un différend, ce résultat est intimement lié à leur intersectionnalité de par leurs origines socio-économiques.

La première communauté, à travers son rejet de la dictature de Duvalier et de la langue créole ainsi que son intérêt et engagement pour la cause nationale québécoise a vécu ce que l’on pourrait qualifier comme une “assimilation.” En effet, la Maison d’Haïti qui a été fondée par les intellectuels de la première vague s’inspire alors du mouvement nationaliste québécois et des intellectuels issus de la Révolution Tranquille (Rochat, Désirée, 2022). Ceci démontre à quel point cette première communauté a des identités imbriquées entre d’un côté une forte connexion au “pays natal” et de l’autre des liens avec le nationalisme québécois.

Lorsque l’on observe l'idée de l'identité haïtienne, on constate une pression de la part de la diaspora qui va auto-évaluer qui est suffisamment “haïtien” et en quoi consiste cette “haïtienneté” en contraste avec l'identité québécoise et montréalaise. Cette auto-évaluation vient notamment des compétences linguistiques et de la fréquence et qualité de contacts et attitudes à l'égard des québécois. Ainsi, la communauté aura tendance à s'identifier plus québécoise car elle a une meilleure compréhension et aisance en français relative à la communauté de la seconde vague qui est plus à l'aise en créole.

De plus, en tant que professionnels dans les domaines libéraux, la première vague d’immigrants a plus de contacts et de valorisation avec ce qui est considéré comme les “Québécois de souche” ce qui renforce leur identification québécoise. Cette identité qui se rapproche plus de l'idéal “Québécois” empêche et limite la première génération à s’auto-identifier avec la population racisée qu’elle considère comme étant intrinsèquement différente (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011). Ainsi, on peut raisonnablement conclure que l’assimilation à laquelle cette population fait face est tout autant volontaire, dans une démarche de différenciation de la communauté haïtienne plus précaire, que involontaire; de par son immersion totale dans la société québécoise.

Ceci est à l'opposé de la seconde vague d’immigrants qui est composée d’une population moins éduquée et plus prolétaire. Les oppositions des identités imbriquées mènent à des conflits entre ces deux communautés pour représenter le mieux les Haïtiens de Montréal (Gerardo Silva, 2017). Cette seconde communauté a une forte tendance à s'identifier exclusivement haïtienne (Richard Clément, 1991). Ceci démontre une incohérence entre, à la fois, l'idéologie multiculturelle prônée par le Canada, et l’interculturalisme voulu par le Québec et l'identité située.

De plus, arrivant à une période où le Canada a relativement moins besoin de main d’œuvre à cause de la crise economique des années 1970, la seconde vague d’immigration est de plus en plus victime de discrimination. Ceci s’explique par des causes culturelles et économiques (le chômage ayant doublé entre 1966 et 1970 (CBC/Radio-Canada, 1970). En effet, plus de 40% de cette communauté a le créole comme langue maternelle tandis que la majorité de la première vague a grandi en français (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011). Ceci renforce l'émergence d’une auto-identification comme étant un groupe “à part” de la société québécoise de par sa couleur de peau en tant qu' “autrui racisé.”

Cette reconnaissance et identification comme groupe racisé mènent la seconde génération à refuser et rejeter la société québécoise (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011). Ceci s’explique par le fait que cette communauté a été plus victime de discriminations (racistes et classistes notamment) qui l’ont amené à déduire qu’elle est, en somme, incompatible avec l'idéal de ce qu’est un “Québécois.” La hausse du taux de chômage est imputée à ces derniers qui auraient augmenté l’offre de travailleurs et menaient une pression sur les bas-salaires. C’est un abandon de l'idée d'intégration après avoir dévoilé au grand jour l’hypocrisie du discours d’interculturalisme dans la société québécoise. Malgré ceci, la communauté haïtienne issue des classes populaires ne parvient pas à s'identifier avec la communauté noire historique de Montréal. Cette dernière étant concentrée dans le quartier de la Petite-Bourgogne et étant historiquement anglophone tandis que la communauté haïtienne est concentrée à Saint-Michel et Montréal-Nord et est francophone (Gerardo Silva, 2017).

La troisième communauté d’haïtiens de Montréal est celle qui peut être vue comme s'étant “intégrée.” Or, cette intégration ne s’est pas faite au sein de la société québécoise mais à travers la grande société montréalaise qui a été repensée pour mieux accueillir et accommoder les minorités. La génération issue des années 1980 est plus apolitique que la première vague, mais est consciente de son statut en tant que minorité racisée. Dès les années 1990, on observe l’utilisation d’organismes communautaires pour résister au racisme ambiant à Montréal. Ayant grandi et été éduquée à Montréal, elle ne se fait pas de désillusions par rapport aux critères nécessaires pour être “Québécoise” et se considère comme montréalaise, une vitrine de la diversité multiculturelle du Québec (Rochat, Désirée, 2022). En effet, seulement 40% de la communauté s’identifie comme étant québécoise (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011). Cette génération a compris que peu importe son statut économique et malgré le fait qu’elle ait une bonne connaissance de la langue française, ceci n'effacera pas les discriminations auxquelles elle fait face à cause de la couleur de sa peau. Et ce, après avoir vu l’instrumentalisation de la communauté haïtienne pour la cause nationale (Délice Mugabo, 2019).

C’est cette troisième communauté qui s’identifie fortement comme une minorité racisée qui mènera à un renouveau de la communauté noire de Montréal et changera la donne, car la communauté noire est dorénavant vue comme un allié du mouvement nationaliste (cette dernière étant francophone et non plus anglophone comme elle l’a été par le passé) (Délice Mugabo, 2019). Ainsi, la troisième communauté d'Haïtiens, ayant grandi à Montréal et éduquée en français de par la Loi 101, fait face à un tiraillement identitaire. Mais cette communauté a réussi à concilier cette double identité à travers un engagement constant, délaissant les tiraillements autour des problèmes socio-économiques du pays natal afin de promouvoir une collaboration autour de l'identité des minorités racisées (Sara Del Rossi, 2020).

La crise des taxis: une illustration de l’hypocrisie de la société québécoise

Malgré les différents niveaux d'intégration dans la société québécoise et leurs divisions, les trois communautés haïtiennes ont toutes été impactées par la Crise des Taxis en 1983.

L'arrivée des Haïtiens dans l’industrie du taxi mène à des tensions raciales dans l’industrie dès la fin des années 1978 (Taxi, le Journal, 2009). Les tensions causées par la montée du racisme ont causé de nombreux incidents qui ont apporté une visibilité médiatique sur la précarité des chauffeurs de Taxis haïtiens. La crise des taxis démontre un profond problème dans la société québécoise qui touche le public et les médias de manière différente.

La crise des taxis de 1983 s’inscrit dans un plus grand contexte de discrimination anti-noir auquel les Québécois d’origine Haïtienne font face (Sean Mills, 2016).  En effet, en mars 1983 les Haïtiens ont même été exclus des collectes de sang car la communauté noire de Montréal est associée au VIH. (Tran, Nathalie, and Johanne Charbonneau, 2011) Ainsi, même s’il n’y a pas de liens scientifiques entre la communauté haïtienne, cette dernière est considérée comme porteuse du SIDA et exclue des dons de sang sur des propos racistes.

De plus, les chauffeurs de Taxis, qu’ils soient noirs ou blancs, font face à une forte précarité économique. En effet, le travail de voiture de transport avec chauffeur (VTC) est souvent vu comme un tremplin avant d'accéder à un meilleur emploi et de s'élever de manière socio-économique. Les années 1980 sont une période de crise économique et la société québécoise, qui n’est donc plus en manque de main d'œuvre, voit d’un mauvais œil ces nouveaux immigrants qui ne parlent pas le français aussi bien et ne sont pas suffisamment éduqués pour trouver des emplois bien payés (Sean Mills, 2016).  Il y a un marasme ambiant comme quoi les Haïtiens seraient un poids sur le système de sécurité sociale québécois. Cet héritage de la Révolution Tranquille est considéré comme étant sous attaque à cause de la culture différente de la diaspora Haïtienne. Certains médias font ainsi le rapprochement entre l’immigration haïtienne et la menace potentielle qu’elle pourrait poser au projet national et à l'héritage de la Révolution Tranquille. De là, le raccourci entre précarité économique, menace au Québec et racisme anti-noir n’est plus loin.

La réaction des journaux Québecois face au racisme anti-noir et anti-haïtien est assez hétérogene. Le premier journal qui traite de la question est “Le Devoir” ce dernier a une ligne éditoriale de centre-gauche et nationaliste. Le 13 janvier 1983, “Le Devoir” sort un article qui dénonce l'intolérance des chauffeurs blancs et le racisme systémique de l’industrie du taxi. En effet, le journal a mené une enquête auprès des grandes entreprises de taxi montréalaise et, lors d’un entretien, un chef d’entreprise avoue considérer que les chauffeurs noirs vont faire chuter le chiffre d'affaires et l’achalandage pour l’entreprise (Le Devoir, 13 janvier 1983). En analysant sa réponse, on constate alors que les chauffeurs de taxi haïtiens, de par leur couleur de peau, font face à une barrière à l’embauche. De plus, les entreprises de taxi n'autorisent pas les chauffeurs haïtiens sur la liaison entre l'aéroport et le centre-ville, limitant grandement leurs revenus. “Le Devoir” dénonce le racisme des propriétaires d’entreprises mais ne parle pas spécifiquement des Haïtiens, le journal considérant que l’enjeu de race prime par-dessus tout (Le Devoir, 13 janvier 1983).

Or, le 29 juin, un autre article traite à nouveau de la discrimination dans l’industrie du taxi. Après avoir effectué une nouvelle enquête, le quotidien dénonce le fait qu’un gérant ait congédié 18 Haïtiens à cause de leur couleur de peau après avoir subi la pression du propriétaire de l’entreprise (Le Devoir, 29 juin 1983). Dans cet article, “Le Devoir” dénonce le racisme ambiant de l’industrie et traite explicitement des Haïtiens en les présentant sous un jour favorable comme étant les descendants de l’unique nation francophone indépendante de l'hémisphère ouest (Le Devoir, 29 juin 1983). On peut supposer qu’ils avaient à l'esprit la communauté intellectuelle de la première vague d’immigration et non la seconde vague de travailleurs prolétaires. Ceci est un exemple de l’instrumentalisation des Haïtiens pour le projet national.

Les “Journal de Montréal” et “La Presse” ont aussi sorti des articles sur le racisme dans l’industrie du Taxi. Le “Journal de Montréal” se focalise uniquement sur l’enjeu de race, il parvient à dévoiler le racisme anti-noir, mais échoue à reconnaître la diversité des communautés noires de Montréal (Journal de Montréal, 16 juillet 1977). De l’autre côté, “La Presse” s’est principalement penchée sur le raisonnement économique qui expliquerait la discrimination envers les Haïtiens qui étaient vus comme une “menace” pour les autres chauffeurs de Taxis (Jean-Pierre Bonhomme, 1983). Ainsi, on voit qu’une partie de la société québécoise, informée par les trois plus grands journaux, ne parvient pas à pleinement saisir les enjeux multiples et la complexité de la crise.

La crise des taxis a fini par remonter jusqu’au système judiciaire qui a pris une décision en exigeant une compensation de la part des entreprises pour les chauffeurs. Malgré le fait que la justice reconnaît que les chauffeurs locuteurs de créole étaient visés par les mesures discriminatoires, le jugement ne retiendra pas le fait que c’est pour cause de racisme (Esmeralda Thornhill, 2012). En effet, la justice considère que les remarques faites aux chauffeurs par leurs employés sont des remarques erronées et injustifiées et que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu. Le manquement de reconnaissance de l’enjeu de racisme anti-noir pour se focaliser sur les enjeux de droit d’expression et économique démontre pleinement l’hypocrisie de la société Québécoise et Canadienne face à ses immigrants. Alors que le Canada se déclare souvent comme une société “sans races” notamment lorsque cette dernière se compare à son voisin États-Unien, la société Canadienne est en effet une société qui est consciente des races (Esmeralda Thornhill, 2012). De par leur timidité à discusser des enjeux autour du racisme, la politique migratoire et d’intégration Québécoise est incapable de reconnaître le fait que la connaissance du français est un outil de discrimination.

Malgré ces manquements, on constate un changement dans le discours politique au Québec et dans la société civile. Dès les années 1990, la ville de Montréal reconnaît et dénonce les discriminations dans l’industrie du taxi. De nouveaux articles depuis 2012 ont pour but de préserver et pérenniser l’enjeu mémoriel afin de ne pas oublier la lutte pour les droits égaux que les Haïtiens ont poursuivis. (Johanne Béliveau, 2017) Les associations de société civile telles que “La Maison d'Haïti” ou “La Ligue des Droits et Libertées” ont été dirigées et menées par des Québécois d’origine Haïtienne issue de la troisième communauté. (Alain Saint-Victor, 2020) Ces derniers ont à cœur la communauté haïtienne, mais se sentent pleinement montréalais et leur engagement permet de tisser des liens entre la société québécoise et la diaspora haïtienne.

Conclusion

Ainsi, on constate que la diaspora haïtienne à Montréal peut être divisée entre trois grandes communautés. La première est constituée d’intellectuels francophones dont l’assimilation dans la société québécoise, facilitée par leur statut privilégié au niveau socio-économique, s’est opérée au détriment de leurs liens avec le pays natal. La seconde communauté haïtienne est rejetée par la société québécoise de par son statut socio-économique, son manque d’aisance en français, mais aussi à cause du racisme ambiant qui est d’autant plus visible dans une période de crise économique. La troisième communauté haïtienne a grandi à Montréal et se sent pleinement québécoise, tout en gardant des liens avec son héritage Haïtien, elle est consciente des enjeux de race qui prévalent toujours au-dessus des différends sur les enjeux linguistiques ou de classe.

Alors que les immigrants haïtiens remplissent tous les critères nécessaires en termes de “désirabilité,” ils sont toujours victimes d’instrumentalisation politique et de racisme par les différents acteurs politiques et médiatiques. Le cas d'étude de la crise des Taxis démontre à quel point la société québécoise ne parvient pas à saisir les enjeux intersectionnels de race, langue et classe auxquels les Haïtiens font face à Montréal. Ainsi, on constate que les Haïtiens sont une vitrine de l’hypocrisie de la société québécoise face à ses immigrants. En effet, alors que cette dernière prône être une société ouverte qui met l’enjeu linguistique avant tout, elle éclipse les enjeux de racisme. Malgré des avancées dans le discours politique et sociétal notamment au niveau local, il est primordial que le gouvernement reconnaisse le racisme systémique de ses institutions coloniales avant de pouvoir réformer ses institutions.

Bibliographie

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“Archives: 1970: Le Canada Plongé Dans La Crise d’octobre: La Crise d’Octobre, 50 Ans plus Tard.” CBC/Radio-Canada, 30 Sept. 2020, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1736288/crise-octobre-politique-quebec-canada-archives.

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Jean-Pierre Bonhomme, «Dans l'industrie du taxi. Un monde de peurs et de discriminations», La Presse, 11 juillet 1983,

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Mills, Sean. “A Place in the Sun: Haiti, Haitians, and the Remaking of Quebec.” Department of History, 8 Nov. 2019, https://www.history.utoronto.ca/publications/place-sun-haiti-haitians-and-remaking-quebec.

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